Il est paradoxal de consacrer mon premier article généalogique à quelqu'un qui n'est pas de mon sang, mais j'ai toujours considéré que les liens du coeur prévalaient, et "Tonton Francis" en est un exemple frappant.
Il n'est après tout que le mari de mon arrière-grande-tante, Anna BAILLEUL, qui décèdera en 1925, sans qu'il aient eu d'enfant. Pendant les trente années qui suivirent, les relations de "Tonton Francis" avec son ex-belle-famille furent très étroites, au point qu'il vécut les dix dernières années de sa vie chez mes grands-parents, et bien que décédé en 1954, j'ai entendu parler de lui toute mon enfance, avec une certaine vénération dans la voix de mon père.
Mais commençons par le commencement :
Jean-François (hé oui, il ne s'appelle nullement Francis, ce que j'ignorais totalement) FITAMANT est né le 4 mars 1878 à Lopérec dans le Finistère, d'un père cantonnier et d'une mère couturière.
Deux petites filles sont déjà décédées en bas âge, mais un grand frère de sept ans, Jean-Louis, est là pour l'accueillir.
Malheureusement, leur père décède l'année suivante, et leur mère, quelques jours après les 13 ans de Jean-François (appelons-le désormais Francis). Francis est recueilli par les voisins, une famille de boulangers, et il devient garçon boulanger.
Comment se retrouve-t-il à Nantes, à 20 ans, exerçant la profession de pâtissier, je l'ignore. Sur sa fiche matricule, il est dit "sans tuteur" bien qu'encore mineur. Au passage, nous apprenons qu'il a les yeux verts (ce qui n'est pas flagrant sur les photos en noir et blanc, évidemment) et qu'il mesure 1m65.
Enrôlé sous le matricule 966, il est affecté au 25è Bataillon de Chasseurs, à Saint Mihiel, dans la Meuse, pour 4 années de service militaire.
Rendu à la vie civile en 1902, il est domicilié successivement à Rezé, Nantes, Redon, Noirmoutier, Saumur et La Rochelle, puis retour définitif à Nantes.
Je suppose qu'il s'est perfectionné dans son métier de cuisinier au fil de ces années et de ses différents emplois dans des zones déjà touristiques.
En 1914, il a déjà 36 ans et il part au front avec le 65è Régiment d'Infanterie. Il aura la chance de traverser la Grande Guerre sans dommage. Il obtient la Croix de Guerre Etoile de Bronze avec la citation suivante : " Très bon soldat, au front depuis le début de la guerre ; a donné en de nombreuses occasions toutes les preuves de son courage et de son dévouement".
C'est en 1915 qu'il rentre dans ma famille, en épousant à Nantes, le 14 août 1915, à trois heures trente minutes du soir, Anna Françoise Alphonsine BAILLEUL, la petite soeur de mon arrière-grand-père Jean BAILLEUL, que voici :
Je n'ai malheureusement aucune photo d'elle.
Elle est née le 1er juin 1887, à Rennes. La mariée a donc 28 ans et le marié, 37.
Comment s'est-elle retrouvée à Nantes alors que toute sa famille est restée à Rennes, mystère là aussi.
Elle exerce la profession de modiste, c'est-à-dire qu'elle conçoit et fabrique des chapeaux.
En tout cas, j'apprends, à la lecture de l'acte de mariage que les futurs époux vivaient déjà ensemble à Nantes, 17 rue du Port Maillard. Rien de vraiment surprenant dans une grande ville à cette époque, beaucoup plus de couples qu'on ne croit vivaient en concubinage.
Sans doute les dangers de la guerre les ont-ils incités à régulariser, afin qu'elle soit protégée en cas de malheur ...
L'examen des témoins du mariage nous apprend que trois d'entre eux, un boucher, une couturière et une fleuriste, vivent également 17 rue du Port Maillard. Je sais désormais que le couple FITAMANT-BAILLEUL entretenait de bonnes relations de voisinage !
En revanche, personne de la famille de la mariée ne s'est déplacé ; rien d'étonnant là aussi, mon arrière-arrière-grand-père était cantonnier (tiens, deux enfants de cantonnier qui se marient) et mon arrière-arrière-grand-mère était rempailleuse de chaises, leurs faibles moyens ne leur permettaient pas de faire le voyage. Quant à Francis, il était seul au monde, son frère Jean-Louis étant décédé en 1900, célibataire et sans enfant.
Le quatrième témoin est particulièrement intéressant, puisqu'il s'agit de Pierre Prosper PREVOT, cuisinier, domicilié Place Graslin à Nantes. Qui dit cuisinier, dit probablement collègue de Francis ...
En effet, je ne tarde pas à apprendre que Pierre Prosper PREVOT était le patron du restaurant portant son nom sur la renommée place Graslin.
J'ai la chance de pouvoir entrer en contact avec son arrière-petit-fils, Philippe SCHWEITZER, qui me communique les renseignements suivants : "Le restaurant Prévot avait, à l'époque, une grande renommée. Plusieurs personnalités y étaient venues dont Pétain durant la première guerre mondiale. Mon grand-père, Léon René Prosper Prévot avait travaillé avec son père au restaurant jusqu'en 1914, avant de partir à la guerre. A la mort de Pierre Prosper Prévot, le 31 juillet 1919, c'est mon grand-père qui reprendra l'affaire mais une mésentente avec sa soeur Yvonne et sûrement une mauvaise gestion mettront un terme à cette affaire en 1921. "
M.SCHWEITZER a eu la gentillesse de me communiquer des photos de Pierre Prosper PREVOT :
et du restaurant à l'époque où Francis y travaillait (mais impossible de le reconnaître sur les photos) :
Au retour de la guerre, en 1919, Francis reprend son métier de cuisinier, lui et Anna habitent toujours 17 rue du Port Maillard, et la vie se poursuit ainsi pendant six ans.
Le 12 août 1925, à cinq heures du matin, à l'Hôpital de la rue Curie à Nantes, Anna décède.
A dix heures trente, le même jour, Francis va déclarer le décès de sa femme à la mairie :
Le 26 septembre 1927, Francis se remarie avec Césarine LOURDAIS, caissière de 37 ans, originaire de Cholet. Bien acceptée par la belle-famille de Francis, elle restera dans la mémoire familiale sous le nom de "Tante Césarine".
Au mariage de mes grands-parents en 1930, on reconnaît Francis, alors âgé de 52 ans, au premier plan, puisqu'il est le témoin de René, son neveu par alliance, autre preuve des excellentes relations entretenues malgré son remariage assez rapide.
A la gauche de Francis, se trouve la mère du marié, mon arrière-grand-mère, Jeanne Marie SICOT (qui fera l'objet d'un futur article).
En 1934, ils s'installent au 2 rue de Santeuil, et baptisent leur restaurant "Le Poussin". Francis est vice-président de la société de secours mutuels de l'Union Culinaire de Nantes ; il a d'ailleurs reçu à ce titre en 1929 la médaille d'argent de la Mutualité.
La vie sourit alors à Francis, mais les événements tragiques vont s'enchaîner : Césarine décède le 19 mars 1939, à quatre heures du matin, en leur domicile.
Rapidement, il faut faire face à la guerre, puis à l'Occupation. Francis fait ce qu'il peut pour soulager les misères de ses concitoyens : en 1942, il fait partie des restaurateurs de Nantes qui consentent à fournir aux familles nécessiteuses des repas sur lesquels ils ne feront aucun bénéfice.
Les 16 et 23 septembre 1943, les bombardements alliés sur Nantes font 1 463 morts et plus de 2 500 blessés. Dans les jours qui suivent, 10 000 personnes sont sans-abri. Le restaurant et le logement de Francis sont totalement détruits. A 65 ans, il lui faut repartir de zéro...
À la suite de ces bombardements, un exode massif de Nantais (près de deux tiers des habitants) a lieu.
Francis trouve refuge à Rennes, auprès de la seule famille qui lui reste : son neveu par alliance, René BAILLEUL et sa femme Marcelle GACEL, mes grands-parents :
Le petit garçon, alors âgé de 7 ans, est mon père, Michel BAILLEUL.
Francis redevient simple cuisinier dans un restaurant renommé de Rennes : LECOQ-GADBY :
Il va vivre ainsi les dix dernières années de sa vie, au 18 rue du Pré-Botté, là où j'ai vécu les vingt-quatre premières années de la mienne. Dans cet immeuble étroit, il partage la chambre de mon père, cuisine pour la famille, se rend utile.
Jean-François FITAMANT, dit Francis, décède le 23 octobre 1954 à l'hôpital de Rennes, âgé de 76 ans.
Je suis très attachée à conserver des souvenirs tangibles de mes ancêtres, un objet qu'ils ont possédé, sur lequel quelque chose d'eux subsiste. Pour Tonton Francis, j'ai la chance de posséder l'un de ses livres de cuisine, en parfait état : "Le manuel du restaurateur", de H.HEYRAUD, édition 1929, s'il vous plaît !
Bon, s'il m'arrive de le feuilleter, je reste une piètre cuisinière pour autant, les mânes de Tonton Francis ne sont pas descendues jusqu'à moi !