vendredi 4 mars 2022

Aimée, Joseph et Léonard, où êtes-vous ?

Cet article pourrait également s'intituler "La recherche impossible", car autant vous le dire tout de suite, c'est un échec sur toute la ligne.

Aimée, Joseph et Léonard restent insaisissables malgré tous mes efforts, ils semblent s'être volatilisés, au point qu'on pourrait presque douter de leur existence, et pourtant ... ils sont bien présents tous les trois sur l'acte de mariage de Joseph et Aimée, le 23 juin 1919 à Angers (Maine et Loire), Léonard y étant témoin.

Mais reprenons les choses au début : ma grand-mère Marcelle GACEL était issue d'une famille pléthorique, les GACEL, originaires de Boisgervilly (Ille et Vilaine). A part une branche que je n'ai pas réussi à relier à la mienne, ces innombrables GACEL étaient tous cousins.
La plupart sont restés dans la région rennaise, quelques-uns sont partis tenter leur chance à Saint-Denis, aux portes de Paris. Il m'a dès lors été aisé de tous les retrouver et de lister leurs dates de naissance, mariage et décès, ainsi qu'une partie de leurs descendants.

Mission accomplie, sauf pour une des cousines germaines de ma grand-mère : Aimée Eugénie Jeanne Marie GACEL, née le 7 octobre 1895 à Montauban de Bretagne (Ille et Vilaine).
Sa prime jeunesse est facile à reconstituer : son père décède lorsqu'elle a 5 ans, et sa mère se remarie 4 ans plus tard. Aimée est ainsi l'aînée de cinq enfants.
MONTAUBAN-DE-BRETAGNE. Peut-être Aimée figure-t-elle sur cette photo ...
A l'âge de 16 ans, Aimée travaille comme domestique, toujours à Montauban de Bretagne,  dans la famille RUAULT. Sa mère décède en 1915, Aimée a alors 20 ans et plus rien ne la retient, surtout que son beau-père est un homme peu recommandable, qui sera condamné pour vol.

Pourquoi Aimée choisit-elle Angers comme point de chute, je l'ignore, mais toujours est-il qu'en 1919 (elle a alors 24 ans), elle y est domiciliée au 23 place des Halles.

ANGERS, Place des Halles
Elle y vit en concubinage avec un mécanicien, Joseph SLOTA, sujet polonais, né en 1888 ( il a donc 31 ans) à Szczyglice, un petit village près de Cracovie.
CRACOVIE
La Pologne n'existe alors plus officiellement depuis plus de 100 ans, littéralement déchiquetée entre la Prusse et la Russie, et en proie à une succession de révoltes et d'insurrections. (Elle ne renaîtra que le 28 juin 1919, par la signature du Traité de Versailles.)
Comme de nombreux compatriotes, Joseph a choisi l'exil, et au bout d'un parcours qui me reste inconnu, s'est installé à Angers.

Lui et Aimée se marient le 23 juin 1919 (notons que c'est 5 jours avant la renaissance de la Pologne).
Pour Aimée, ce mariage emporte une conséquence importante ; en effet, selon l'article 19 du Code Civil en vigueur à cette époque, concernant l'union d'une femme française avec un étranger, elle perdra de ce fait sa nationalité française.
Il est clairement indiqué dans l'acte que cette conséquence lui est rappelée, et que "la future a déclaré persister dans son intention de contracter le présent mariage".
Aimée  acquiert-elle alors automatiquement la nationalité polonaise ou devient-elle apatride ? Il semble qu'elle devienne polonaise, mais je n'ai pas pu retrouver de texte précis.
Henri Edmond Cross (1856-1910), Couple d'amoureux

Pourquoi Aimée et Joseph se sont-ils mariés (hormis l'amour bien sûr 😉) ?
Pour une raison religieuse ? Ils vivaient en concubinage jusqu'à présent, donc cet aspect des choses ne devait pas les gêner beaucoup.
En raison d'une grossesse ? Si c'est le cas, ils ont dû quitter Angers peu de temps après, car je ne trouve pas trace dans les registres de l'état-civil d'Angers la naissance d'un petit SLOTA (ni même d'un petit GACEL, y compris dans les années précédentes).
Notons de plus qu'il est exceptionnel en 1919 qu'un polonais épouse une française, ceux-ci se mariaient essentiellement à l'intérieur de leur communauté d'origine.
 
Cependant, une personne me signale que sa cousine a également épousé un polonais en mai 1919 à Mûrs-Erigné près d'Angers. Il semble que la 1ère compagnie de sapeurs-mineurs polonais était basée à Mûrs, peut-être une explication à la présence de Joseph en France ?

A partir de leur mariage, plus aucune trace d'Aimée et de Joseph. J'ai cherché sans succès dans les archives d'Angers (état-civil et annuaires). Les recensements ne sont pas disponibles en ligne.
Rien non plus sur les différents sites généalogiques (Généanet, Filae, Family Search, Ancestry), ni dans la presse ancienne (Gallica, Rétronews), ni sur aucun des sites habituels où faire des recherches (Grand Mémorial, Mémoire des Hommes, Electeurs de Paris, Archives Nationales,  Déportés 1939-1945, ANOM Condamnés au bagne)
Aucun décret de naturalisation non plus au nom de SLOTA ou GACEL.

J'ai trouvé des petits SLOTA nés dans le Gard, le Nord, Paris, la région parisienne et dans le Loiret, mais ce sont pas les enfants du couple.
J'avais même envisagé que Joseph, qui était mécanicien automobile, ait pu fonder à Paris en 1932 la compagnie de taxis SLOTA, avant de m'apercevoir que SLOTA signifiait tout bonnement Société de LOcation de TAxis !
Quant aux descendants des frères et soeurs d'Aimée,  j'ai fait chou blanc là aussi : soit je ne les ai pas retrouvés, soit ils n'ont pas répondu à mes messages.
Me voici donc face à ce que les généalogistes américains appellent "a wall of bricks", un mur de briques. Il va donc falloir que je le contourne, et pour cela, il ne me reste que les témoins du mariage.

Trois d'entre eux sont également d'origine polonaise et domiciliés à Angers ou aux alentours : Stéphane SKIBINIEWSKI, Antoine MIKOLAJEZY et Boniface MICHALEK. Eux non plus n'ont guère laissé de traces dans les archives, sauf Stéphane SKIBINIEWSKI qui était propriétaire d'un garage à Angers.

Et le quatrième témoin, le fameux Léonard ? C'est là que les choses deviennent intéressantes ...
Il est dit dans l'acte qu'il se nomme Léonard LEVEQUE, âgé de 40 ans, donc né vers 1879, qu'il exerce la profession de maître d'hôtel et qu'il est domicilié 39 rue Jean Goujon à Paris.
Le 39 rue Jean Goujon à Paris, c'est ça :
39 rue Jean Goujon à PARIS 8è arrondissement
Qu'est-ce qu'un maître d'hôtel, exerçant dans un immeuble du chiquissime 8è arrondissement de Paris, vient faire comme témoin à Angers au mariage d'un modeste immigré polonais et d'une pauvre journalière ?
N'oublions pas qu'en 1919, il n'y a pas encore de congés payés ; pour que Léonard ait eu la permission de ses employeurs de passer un jour ou deux à Angers, il fallait un motif impérieux.

Léonard était-il un membre éloigné de la famille d'Aimée ? Il se trouve que le grand-père d'Aimée, Mathurin GACEL, avait un cousin germain, Jean-Marie GACEL, qui avait épousé une certaine Marie Sainte Mathurine LEVEQUE.
Cependant, j'ai exploré toute la parenté LEVEQUE sans trouver un seul Léonard.
 
Léonard était-il là par hasard, et a-t-il été sollicité pour faire le quatrième témoin dans l'urgence ? Pourquoi pas, mais que faisait-il alors à Angers ? Accompagnait-il ses employeurs en déplacement ?
Qui donc étaient ses employeurs ? Là également, je n'ai pas réussi à le savoir.

Bref, dans quelque direction que l'on se tourne, Aimée, Joseph et Léonard semblent prendre un malin plaisir à disparaître.
 
Si Léonard a probablement poursuivi son existence en France, qu'ont décidé Aimée et Joseph après leur mariage ? Peut-être ont-ils émigré aux Etats-Unis ? Les archives d'Ellis Island  et les sites américains de généalogie sont muets à ce sujet. Ont-ils eu l'idée de repartir en Pologne ? Il est alors à craindre qu'ils aient été engloutis dans les tourments de l'Histoire.

Je me dis qu'au moins, dans ce modeste article, il restera une trace d'eux, et, qui sait ? Peut-être, un jour, un lecteur me signalera une piste, un indice ...