dimanche 4 août 2019

Mathilde et Léonie


Nous sommes le 17 mars 1872, au Château de Neubourg, à Saint Marcouf, dans le Calvados. Il est quatre heures du matin.
La baronne de BILLEHEUST d'ARGENTON, née Eugénie de LA POIX DE FREMINVILLE, vient, en dépit de ses quarante-sept ans, de mettre au monde son quatrième enfant, Marie Louise Joséphine Mathilde de BILLEHEUST d'ARGENTON.
La petite Mathilde, lavée, nourrie, s'est endormie profondément dans un confortable berceau, soigneusement blottie sous les dentelles et les linges fins.
 
L'entrée du Château de Neubourg, à Saint Marcouf  (Calvados)



A 700 kilomètres de là, au n°46 de la rue de l'Embergue, à Rodez, préfecture de l'Aveyron, la petite Léonie FRAUDET, qui fêtera bientôt ses trois ans, dort également à poings fermés. Sa mère, Rose GUITARD, n'a pas d'autre choix que de les faire coucher, elle et sa grande sœur Victorine, dans le même lit, sous de grossières couvertures de laine. Rose et son mari, Hippolyte FRAUDET, manœuvre, dorment encore, dans l'unique pièce qui compose le logement. Il leur faudra bientôt se lever, pour gagner péniblement leur pain de chaque jour.

46 rue de l'Embergue à Rodez









Les vies de Mathilde et de Léonie sont toutes tracées, chacune dans son milieu social et son environnement géographique ; aucune chance pour elles de se croiser un jour, et pourtant … trente ans plus tard, Léonie sera la légataire universelle de Mathilde et héritera de la moitié de la fortune des BILLEHEUST d'ARGENTON, soit plus de 200 000 francs-or (environ deux millions d'euros) !


Comment cela a-t-il pu se produire ? 


Avant de commencer cet étonnant récit, je tiens à renouveler ici mes plus vifs remerciements à l'endroit de M.BONNARD, qui nous a révélé l'histoire de Léonie FRAUDET, l'arrière-grand-mère de mon mari, sur laquelle nous n'avions que très peu d'éléments.


Transportons-nous en 1891, Léonie FRAUDET a vingt-deux ans et vient de devenir mère à son tour. Elle a mis au monde le 10 janvier une petite Gabrielle (future grand-mère de mon mari). L'identité du père de l'enfant est inconnue, probablement un militaire, mais sans certitude.
Léonie est couturière de profession, spécialisée dans la culotterie, c'est-à-dire les pantalons masculins.

Léonie FRAUDET vers 1920 (nous n'avons malheureusement pas de photo plus ancienne)



Quant à Mathilde, depuis qu'elle a perdu son père à l'âge de neuf ans, elle vit une adolescence et une jeunesse très libres pour son milieu social et son époque. Il sera reproché plus tard à sa mère de ne pas avoir pris les mesures nécessaires (le mariage ou le couvent) pour cadrer cette impétueuse jeune fille qui ne rêve que de grand air, de chasse, de chiens, de chevaux … et d'amour ! 

 
Mathilde, vers 1897



En effet, livrée à elle-même, son tempérament fougueux a pris le dessus sur la bienséance, et Mathilde se retrouve, à vingt ans, enceinte des œuvres du cocher …
Sa mère, la baronne, est catastrophée par cette nouvelle. Etre fille-mère, dans l'aristocratie, fût-elle de province, est un scandale absolu et ne manquera pas d'entraîner la mort sociale, non seulement de Mathilde, mais de toute sa famille.
La baronne Eugénie est âgée de 68 ans, son mari et son seul fils sont décédés, elle vit isolée avec ses filles Mathilde et Emilie, laquelle a alors 26 ans et un naturel infiniment plus paisible que celui de sa soeur. Seul le frère d'Eugénie, Jules de la POIX de FREMINVILLE, est mis dans la confidence et, bien que résidant à l'autre bout de la France, se montrera un soutien actif et dévoué au cours des événements qui vont suivre. 


C'est d'ailleurs la correspondance abondante entre les BILLEHEUST d'ARGENTON et les LA POIX de FREMINVILLE qui nous permet de connaître cette histoire exceptionnelle. Ces lettres ont été publiées en 1982, sous le titre « Marthe », éditions du Seuil, collection "Libre à elles" , par Bernard de LA POIX de FREMINVILLE, que je remercie également pour avoir volontiers répondu à mes sollicitations. 
Ce livre a d'ailleurs été présenté au cours de l'émission « Apostrophes » dont voici un extrait (à partir de 2:23) :











A noter que dans le livre, les noms propres ont été modifiés (Mathilde en Marthe, et Léonie en Louise).

Nous apprenons ainsi que la baronne Eugénie prend la décision qui lui apparaît la seule possible, celle de cacher, coûte que coûte, la grossesse de sa fille. Pour cela, les trois femmes quittent précipitamment leur château de Normandie et s'installent à Paris, Eugénie et Emilie dans un petit appartement, et Mathilde, dans une pension réservée aux jeunes filles dans la même situation qu'elle.
Le 14 février 1893, Mathilde donne le jour à un petit Georges. Toujours pour préserver la famille du scandale, l'enfant est dit « de père et mère non dénommés ». Ce bébé ne sera cependant pas abandonné, comme tant d'autres l'ont été. La baronne s'est échinée à lui trouver une nourrice, sérieuse et en bonne santé, et surtout habitant loin, de façon à ce que nul ne fasse de rapprochement entre Mathilde et le petit.
Parallèlement, et toujours dans le souci de garantir l'avenir de sa fille, la baronne tente désespérément de lui trouver un mari qui ne soit pas trop regardant sur son passé, tout en étant de bonne famille et de fortune équivalente. Autant dire que ces critères sont, à l'époque, plutôt incompatibles.
Un certain Eugène FANTON d'ANDON est finalement agréé, lequel, au prix de conditions financières avantageuses pour lui, consent également à reconnaître le petit Georges, le 27 juin 1895. Mathilde reconnaît également son fils le même jour. Georges a donc désormais un père et une mère officiels, mais la famille BILLEHEUST d'ARGENTON estime préférable qu'il reste en nourrice.

Le mariage a lieu le 17 juillet 1895 à Andon (Alpes-Maritimes), sans qu'aucun membre de la famille de Mathilde ne soit présent, pas même sa mère, pour des soucis de convenances.
Au début de son mariage, Mathilde vit à Biot (Alpes-Maritimes), résidence d'hiver de la famille FANTON d'ANDON, dans une grande et vieille bâtisse de la rue du Mitan. Puis sa mère lui donne de quoi construire le chalet "Mathilde", toujours à Biot, chemin des Pins.



La famille FANTON d'ANDON, Mathilde et Eugène sont debout à gauche. La petite fille à droite est Simone de MAUPASSANT, nièce de l'écrivain.

Revenons à Léonie : elle a laissé sa petite Gabrielle à Rodez, aux bons soins de sa propre mère, Rose, et travaille à Montpellier. C'est là que le 14 septembre 1894, Léonie épouse François GARROUSTET, employé de commerce, un veuf de vingt-sept ans son aîné. A cinquante-deux ans, peu reconnaissant qu'une jeune femme de vingt-cinq ans se soit éprise de lui, François GARROUSTET reste un coureur de jupons sans scrupules.
Il ne tardera d'ailleurs pas à l'abandonner, fin 1897, après lui avoir fait un garçon, Charles, né le 14 août 1895 à Montpellier.

Quant au couple de Mathilde, il ne se porte guère mieux. Les relations entre les jeunes époux sont houleuses dès le départ, en raison des forts caractères de chacun et de l'immixtion des deux belles-familles dans la vie des jeunes gens. De plus, ni Eugène, ni Mathilde, ne sont irréprochables sur le plan de la fidélité conjugale, Mathilde continuant à se livrer à des amours ancillaires, avec notamment un certain Victorin.
Le sort du petit Georges est également un sujet de conflit, Eugène voulant qu'il s'installe avec eux pour l'élever à sa manière, et Mathilde craignant l'influence néfaste de celui-ci.

Bref, après bien des scènes, suivies de brèves réconciliations, Mathilde finit par s'enfuir littéralement de chez son mari en août 1898, et par rejoindre sa mère et sa sœur à Montpellier.

Les deux femmes s'y sont installées en 1897, route de Castelnau, ont récupéré le petit Georges âgé de quatre ans, et en juin 1898, ont embauché une bonne qui n'est autre que … Léonie FRAUDET. Voici ce que la baronne en dit dans une lettre à son frère, en date du 29 juin 1898 : « Notre bonne semble devoir nous convenir, nous la payons trente francs par mois, ce qui fait trois cent soixante francs. Mais comme elle a deux enfants et une vieille mère et qu'elle a été obligée de laisser son mari qui s'est acoquiné avec une autre femme et qu'il lui fallait néanmoins porter toute la charge du ménage, nous serons obligées par notre coeur charitable à lui donner souvent. »


Enclos Laffoux, route de Castelnau à Montpellier
En septembre 1898, le petit Georges tombe gravement malade, atteint de la dysenterie. Il en décède le 20 septembre. Sa tante Emilie, qui n'a pas ménagé ses efforts pour soigner l'enfant auquel elle est très attachée, déclare la maladie à son tour, et affaiblie par le chagrin, décède le 7 octobre.

La baronne contracte également la dysenterie, aggravée de problèmes respiratoires. Le déchirement causé par la perte de sa fille aînée, qui fût son fidèle soutien, et les tourments causés par la situation de Mathilde, font craindre pour la vie de cette femme de soixante-quatorze ans.

Mathilde écrit à son cousin Joseph le 23 novembre 1898 : « Que je suis malheureuse de tout ceci, heureusement j'ai Léonie qui m'est d'un grand secours dans cette maladie car elle aide avec tout son dévouement et il lui faut encore me soigner par-dessus le marché. Va, elle est bien précieuse. »
La baronne décède le 1er décembre 1898. Il ne reste à Mathilde que des cousins qui ne tiennent guère à s'embarrasser d'elle, et Léonie, qui n'est attachée au service des BILLEHEUST d'ARGENTON que depuis six mois, mais qui a su se rendre indispensable.

Dès la fin de ce même mois, Mathilde s'installe à Rodez, provisoirement, puis définitivement, afin que Léonie, « son hérisson », comme elle l'appelle affectueusement, soit près de sa mère malade.

L'oncle de Mathilde voit avec bonheur l'influence de Léonie : « Léonie est son tout, son appui, son conseil de chaque jour, son aide, sa compagnie, son soutien moral. C'est heureux, j'en suis convaincu. »

Le divorce entre Mathilde et Eugène est prononcé au printemps 1899, aux torts de l'époux et, là aussi, l'accommodement a été monnayé afin que la réputation de Mathilde ne soit pas abîmée plus que ce qu'elle est déjà, car les rumeurs et sous-entendus vont bon train dans le cercle social auquel appartiennent les BILLEHEUST d'ARGENTON.

Cet épisode malheureux n'a pas dégoûté Mathilde des liens du mariage, et ne lui a pas davantage remis les pieds sur terre : elle n'hésitera pas, quelque temps plus tard, à demander à son oncle de lui trouver un beau parti dans la bonne société de Saint-Etienne. Or, malgré tous les efforts qu'ont consentis sa mère et son oncle, la situation de Mathilde, fille-mère et divorcée, est désastreuse. Son oncle sera obligé de lui expliquer, avec toute la délicatesse nécessaire, qu'elle ne pourra plus jamais être acceptée dans la bonne société ...

Mathilde se construit donc une nouvelle vie à Rodez ; elle emménage dans le quartier du Monastère, d'où Léonie écrit au cousin Joseph le 5 avril 1899 : « Elle (Mathilde) est à peu près tranquille, s'occupant avec moi dans la maison, nous promenant, causant ensemble, enfin une vie qui sera, je l'espère, très bien si cela continue toujours comme maintenant. Elle se trouve très bien ici, le temps est splendide et si sa santé pouvait devenir un peu meilleure, je crois que tout irait pour le mieux. »

Les deux femmes voyagent, pour une cure au Mont Dore en juillet 1899, suite à des crachements de sang de Mathilde, en Belgique et à Paris en 1900 pour l'Exposition Universelle.




Exposition Universelle de 1900
Paris, Exposition Universelle de 1900
Au printemps 1900, Mathilde acquiert une grande maison au 8 avenue Durand de Gros à Rodez. Le cocher et jardinier est Amans LAGARDE, qui a épousé la sœur de Léonie, Victorine. Le reste du personnel est composé d'une cuisinière, Pauline SOUVRIER, et de deux femmes de charge à la journée.
Y vit également une petite Maria, âgée de sept ans, fille d'une cousine germaine de Léonie.

Le 15 décembre 1900, Mathilde écrit à son cousin Joseph : « Léonie est tout à la fois une sœur et une mère, moi qui n'ai plus personne qui me touche de bien près, plus de foyer, je me sens toute réconfortée par sa tendresse et son indulgente bonté, moi qui suis loin d'être pieuse, je remercie Dieu de m'avoir donné un tel appui ».

La petite Gabrielle, fille aînée de Léonie, et grand-mère de mon mari, a maintenant dix ans. Elle vit elle aussi au contact de Mathilde qui mentionne dans une lettre à Joseph sa première communion le 9 juin 1901.

Le 11 mai 1902, Mathilde ressent les premières atteintes de la maladie qui lui sera fatale, probablement une bronchite, prise au sortir d'un banquet socialiste qu'elle aurait présidé (ce détail n'étant pas fait pour rehausser son image auprès de sa famille ...).

Mathilde rend l'âme le dimanche 25 mai 1902, à deux heures du matin. Elle a rédigé son testament deux jours avant sa mort, avec le curé comme témoin.
Elle lègue ainsi ses domaines de Saône-et-Loire, d'une valeur de 200 000 Francs-or environ, à son cousin Joseph de LA POIX de FREMINVILLE. Mais toute la part de fortune qui lui venait de sa famille paternelle et de la vente de ses propriétés normandes, y compris le château, (exactement 200 497,53 Francs-or, soit environ deux millions d'euros aujourd'hui) revient à Léonie.

Léonie hérite donc de très nombreuses actions et obligations, certaines russes, égyptiennes, chinoises, autrichiennes, danoises …

Par ailleurs, outre la maison du 8 avenue Durand de Gros à Rodez, Léonie se retrouve propriétaire d'une maison à Duravel, dans le Lot, la « Villa Paul », que Mathilde avait acquise peu de temps auparavant.

Le reste des domestiques n'est pas oublié : Amans LAGARDE reçoit, outre la voiture et la jument dont il avait la charge, un legs de 10 000 francs.

Une certaine Amélie GARRIGUES,
dont le mari, Jean-Marie SOULA, est employé à la gare de Rodez, âgés de 26 ans tous les deux, et qui habitent 5 rue Durand de Gros, reçoit 5 000 francs. Peut-être appartenait-elle à la famille de Léonie, qui comprend des GARRIGUES, mais je n'en ai pas la certitude.

Certains membres de la famille de Mathilde conçoivent des soupçons de cette mort rapide et de ce testament in extremis, ainsi Amélie de BILLEHEUST d'ARGENTON : « Quant à Léonie, je souhaite que tout ce bien acquis l'ait toujours été loyalement, et qu'elle ait vraiment mérité cette bonne fortune. On voit des choses si horribles qu'on se prendrait volontiers à douter du dévouement et de la fidélité des meilleures domestiques qui ont tout intérêt à voir disparaître leurs maîtresses. »

Même chose de la part de Charlotte de LA POIX de FREMINVILLE : « Je me sens bouillir d'une indignation épouvantable en pensant que cette garce de Léonie a tout pris aux BILLEHEUST d'ARGENTON. Ah, quelle habile femme, comme elle a su bien faire et capter la pauvre Mathilde si faible de caractère, du moins avec cette Léonie qui avait su l'enjôler à fond. Pour les BILLEHEUST d'ARGENTON, c'est tous leurs biens propres qui disparaissent et vont à une domestique dont le dévouement de quatre ans seulement a été bien intéressé, quelle femme adroite ! ... »

Joseph est plus mesuré dans son appréciation : « Mon sentiment, ma conviction est que Léonie n'a pas capté au sens strict du mot, elle a été servie par les circonstances, elle n'a pas envenimé les intentions de Mathilde, mais n'a rien fait non plus pour les ramener. Mathilde a fait son testament en toute liberté et lucidité d'esprit comme le curé d'abord et le notaire ensuite nous l'ont dit. Ah, son affection pour Léonie était profonde, il suffirait pour s'en convaincre de lire les appréciations toutes de tendresse qu'elle écrivait sur le compte de sa chère Léonie ».

Bref, la famille ne contestera pas le testament, et voici Léonie devenue une des femmes les plus riches de Rodez.



Le chagrin de Léonie est vif et elle s'insurge du fait que le décès de Mathilde ne fasse pas l'objet de faire-parts classiques, en raison de son divorce : "Je vois qu'encore après sa mort la pauvre et chère Mme Mathilde n'est pas placée au même rang que les autres membres de la famille et je ne vois pas pourquoi. Est-ce parce que toute sa vie cependant si courte a été pour elle un martyre d'une façon ou d'une autre, on l'avait mariée à un mauvais sujet qui la faisait souffrir de mille manières, il fallut se séparer, est-ce pour cela qu'on doit l'exclure des honneurs qui lui sont dus même après sa mort ? Oui, elle était divorcée, et quoique telle, elle était estimée et aimée de tous ceux qui l'approchaient et aux yeux de Dieu, elle aura été peut-être plus grande que beaucoup de ceux qui ont une religion si hypocrite. Elle était franche, loyale et charitable, qualités qui se rencontrent très rarement. Aussi Monsieur, pour moi simple étrangère qui m'étais attachée à elle, comme elle s'était attachée à moi, je bénirai et respecterai toujours sa mémoire." (Lettre à Jules de LA POIX de FREMINVILLE, datée du 13 juin 1902)


Léonie se rend à Montpellier en octobre, et fait exhumer le petit Georges afin qu'il repose aux côtés de sa mère. Ils sont ainsi tous deux réunis dans un caveau du cimetière de Rodez, dont la concession est au nom d'Amans LAGARDE.
(Faute d'entretien, ce caveau a été repris en 2008 et les corps transférés à l'ossuaire.)


Sur ces entrefaites, François GARROUSTET se décide à réintégrer le domicile conjugal, abandonnant sans vergogne le foyer illégitime pour lequel il avait quitté Léonie cinq ans plus tôt.
Léonie est-elle dupe de ce brusque retour de flamme ? Probablement que non, mais soit elle préfère faire preuve de mansuétude, soit François ne lui en laisse tout simplement pas le choix, et il est dans son droit …
"Je ne crois pas vous avoir dit que mon mari était revenu avec moi, il s'est repenti et j'ai pardonné, la vie est si courte qu'il est inutile de vivre de méchancetés et puis à son âge aujourd'hui, il était malheureux et je l'ai plaint, j'ai tout oublié et j'espère que Dieu nous accordera peut-être encore quelques bons jours car jusqu'ici j'ai été bien malheureuse." (lettre à Joseph de LA POIX DE FREMINVILLE, datée du 3 novembre 1902).
La réconciliation se solde par la naissance d'une petite Georgette Jeanne Mathilde le 3 octobre 1904. On notera que Mathilde n'est pas oubliée dans le choix du prénom de l'enfant, ultime témoignage d'affection de la part de Léonie.

Maintenant, que va faire Léonie de cette fortune tombée du ciel ? Le portefeuille de valeurs est intelligemment constitué, de titres sûrs et diversifiés qui produisent un bon rendement. Les obligations russes ne survivront pas à la révolution de 1917, mais le reste est solide.
Cependant, que ce soit changements hasardeux de placements ou dépenses somptuaires, les 200 000 francs-or ne vont pas durer longtemps. Léonie avait-elle pris des habitudes de luxe au contact de Mathilde ? Novice en matière de gestion financière, a-t-elle dilapidé son bien, croyant qu'il était inépuisable ? D'autre part, les solliciteurs n'ont pas dû manquer, et Léonie n'a peut-être pas eu la force de les repousser tous, surtout s'ils appartenaient à sa nombreuse parenté …
Enfin, l'influence de ce mauvais sujet qu'était François GARROUSTET a certainement joué dans la fonte brutale de la fortune héritée de Mathilde.


En 1912, Léonie marie sa fille Gabrielle, que François GARROUSTET a bien voulu reconnaître quinze jours plus tôt seulement. Le contrat de mariage de Gabrielle n'est pas à la hauteur de ce qu'il devrait être, compte tenu de l'héritage colossal reçu par sa mère dix ans plus tôt ...

En septembre 1915, nouvelle succession de décès dans l'entourage de Léonie : son beau-frère Amans LAGARDE le 12, et François GARROUSTET le 21.

Voilà Léonie seule à la tête d'un patrimoine déjà très largement entamé. Elle ne parviendra pas à le faire durer jusqu'à sa mort. 


Vers 1920, de haut en bas et de gauche à droite : Paul COMBES (mari de Gabrielle), Charles GARROUSTET, Georgette GARROUSTET, Gabrielle GARROUSTET, Henri COMBES (le père de mon mari), et Léonie FRAUDET.


En 1925, Léonie est domiciliée 26 avenue Tarayre à Rodez, chez sa soeur Victorine. Vivent également avec elles deux filles et un petit-fils de Victorine. Des quatre femmes, une seule travaille (une des filles de Victorine est tricoteuse). On peut donc imaginer que ce foyer de cinq personnes vit en grande partie aux frais de Léonie ...

Au recensement de 1931, Léonie ne fait plus partie de ce foyer, mais elle y réapparaît en 1936.

En 1938, Léonie fait un séjour à Paris, là où vit son fils Charles.



Vers la fin des années 40, début des années 50, à bout de ressources, la voilà contrainte de demander asile à sa fille Gabrielle, à Albi.

Il subsiste néanmoins quelques souvenirs de Mathilde, dont ce meuble qui est resté dans la famille :



Léonie décédera le 15 avril 1954, elle est inhumée au Cimetière des Planques, à Albi, dans le caveau familial.


Malgré mes recherches, bien des zones d'ombre subsistent encore dans la vie de Léonie, surtout en ce qui concerne sa jeunesse. En effet, elle semble avoir reçu une instruction relativement poussée pour une femme de son milieu et de son temps.
L'écriture de Léonie est élégante et soignée, surtout si l'on compare à sa soeur Victorine. Si le style de ses lettres peut parfois laisser à désirer, l'orthographe y est parfaite.

Signature de Léonie sur la déclaration de succession de Mathilde

L'histoire est-elle finie ? Non, comme bien souvent, le destin nous réserve encore un dernier clin d'oeil.

Pour en mesurer toute la saveur, il faut savoir que mon mari et moi sommes natifs, lui, d'Occitanie, moi, de Bretagne, et que jamais nous n'aurions pensé qu'il pût y avoir un lien préexistant entre nos deux familles
Or, si mon mari est l'arrière-petit-fils de Léonie, il se trouve que mon arrière-arrière-grand-oncle, Jean-Marie LERAY, dont j'ai parlé ici, avait épousé une certaine Bathilde de VILLIERS, qui n'est rien moins qu'une cousine de Mathilde !
Belle illustration de la théorie des six degrés de séparation ...